Cher Charlie
Aujourd'hui, nous sommes le jeudi 8 janvier 2015.
Chez moi il est 19h, tandis qu'à Paris, il est déjà une heure du matin.
Paris. La ville qui m'a accueillie pendant huit ans a été blessée hier. Des dessinateurs, des journalistes, des policiers et même un entretien de ménage ayant choisi le pire moment pour passer le balai ont été abattus de sang froid par deux hommes cagoulés et armés. Deux hommes qui ne semblent pas avoir lu le Coran de la même manière que les autres, et qui ne semblent pas avoir compris ce passage : « Celui qui tue une âme innocente, c'est comme s'il avait tué l'humanité entière, et celui qui sauve une âme, c'est comme s'il avait sauvé l'humanité entière » (52/32)
Peut-être considèrent-ils que ces victimes n'étaient pas innocentes ? Qu'elles n'avaient pas d'amour à donner, à recevoir, qu'elles n'avaient ni famille ni amis ? Laissez-moi vous dire une chose. Si tu tues ton semblable aussi froidement, c 'est alors que tu es incapable d'aimer. Et je suis désolée pour toi.
■ Je vais donc d'abord commencer par m'adresser aux deux responsables de ce massacre.
Vous me dégoûtez.
J'ai d'abord ressenti de la haine à votre égard. Assassiner si lâchement un policier déjà mourant m'a glacialement rappelé un homme qui, bientôt trois ans auparavant, avait pris une fillette par les cheveux et lui avait tiré une balle dans la tête. Vous pensez que cet homme était un héros ? Vous l'admiriez, peut-être ? Sachez qu'à présent, je ressens de la pitié envers vous. De la pitié, car vous semblez ignorer ce qu'est réellement l'amour de Dieu, vous semblez ignorer que vous vous êtes attaqués à plus gros que vous-mêmes, et pour finir vous ignorez clairement à quel point vous êtes la honte de l'Islam, au moins tout autant que l'était le Ku Klux Klan pour la chrétienté. Vous pensez avoir obtenu une entrée pour le paradis ? Mais aucun paradis, d'aucune religion, ne vous sera jamais ouvert. Jamais.
Ensuite, il est vrai que vous avez atteint votre but premier et tué douze innocents. Cependant, vous avez raté votre coup. Vous vous êtes loupés. Au lieu de diviser et d'affaiblir notre pays, comme ça avait été massivement le cas lors de l'affaire Merah, vous l'avez rendu plus fort que jamais. Vous avez donné à Charlie Hebdo plus de crédit qu'il n'en n'aurait jamais eu sans votre acte odieux.
■ Cela m'amène à présent à m'adresser aux français. Soeurs, frères, parents, amis, voisins, nous sommes tous contraints aujourd'hui de faire face à un événement tragique qui nous dépasse tous.
Comme certains ont déjà pu le remarquer sur les réseaux sociaux que je fréquente, je suis fière de vous. Je suis tellement fière de ce que vous avez été capables de faire mercredi soir, des messages de soutien et de compassion autant envers les victimes qu'envers la communauté musulmane que vous avez été capables d'écrire. Alors certes, il reste des gens pour qui le gène de la connerie est toujours présent. Mais vous avez réussi à prouver que nous avions tous tiré des leçons depuis mars 2012. Ne nous voilons pas la face : le français n'est pas patriotique. Mais quand je vois mes amis pour qui, jusqu'à mercredi dernier, les valeurs républicaines et de la liberté n'avaient pas grand sens et considéraient ça comme acquis, mes amis qui se souciaient peu de l'actualité, qui se sentaient français uniquement car c'est écrit sur notre passeport, se lever aujourd'hui au nom de la France et de ses morts, brandir des crayons et des bougies au nom de notre pays, et bien oui, je comprends que l'on a appris. Je connaissais même des gens qui n'étaient pas fiers d'être français, ou bien qui ne se sentaient pas français car certaines mentalités les en empêchaient. Et aujourd'hui, ils se joignent aux autres, prient pour nos morts, participent à la Marche Républicaine organisée samedi sur facebook.
Je crois que c'est dans ce genre de moment que c'est le plus dur d'être à l'étranger. Je vois mon pays, celui qui m'a vu naître et m'a élevée, être attaqué. Et ne rien pouvoir faire, qui plus est en étant à l'autre bout de l'Atlantique, ça me rend dingue. Mais vous avez tous pris le relais. Vous m'avez rendue fière de vous, à un point que vous n'imaginez pas. Grâce à vous, nous avons l'occasion de prouver que les français aiment leur pays encore plus qu'ils aiment faire grève.
Ce matin, j'étais dans le journal de Toronto. En effet, à Toronto aussi la communauté française s'est rassemblée à 18h, et j'en faisais partie. Une petite photo de moi, sur le côté de la page, tenant une bougie et une malheureuse feuille de papier où j'avais écrit « Nous sommes Charlie ». Dans cet article, j'ai relevé deux éléments touchants :
« The French are often mocked for their love of a good strike, for making sport of demonstrations. But on this night, I, a former Toronto resident living in Paris, finally got a taste of the power of assembly, and perhaps a better appreciation of the French psyche »
« Les Français sont souvent moqués pour leur amour d'une bonne grève, pour faire des manifestions un sport. Mais cette nuit, moi, un ancien résident de Toronto vivant à Paris, ai finalement pu goûter au pouvoir du rassemblement, et peut-être une meilleure appréciation de l'esprit Français. »
« Until last night, I didn't know it was possible for a gathering numbering in thousands to be so quiet. »
« Jusqu'à la nuit dernière, je ne savais pas que c'était possible pour un rassemblement se comptant en milliers de gens d'être si calme. »
C'est à cela que je pense lorsque je parle de fierté.
■ Enfin, je vais maintenant parler aux non-français.
Je sais ce que vous ressentez. Vous êtes attristés, car en effet il s'agit d'un événement tragique. Vous exprimez pour certains votre soutien. Mais vous ne ressentez pas tout ce que l'on ressent. Je le sais car c'est ainsi que nous vivons tous les évènements lorsqu'ils se passent à l'étranger. Le conflit à Gaza cet été m'a mise hors de moi. J'étais peinée, outrée. Je me levais en faveur de la paix. Mais aujourd'hui, mon pays et mes proches ont été pris pour cible. Et je vous assure que ce sentiment, quelque soit le nombre de morts, est infiniment plus fort et plus intense. Aujourd'hui, j'ose à peine imaginer ce qu'éprouve le Yémen qui, le même jour que nous avons perdu douze personnes, ont dû enterrer trente-sept cadavres. Ma douleur et mon indignation sont immenses. Alors, tenez d'imaginer ce qu'eux, doivent ressentir.
Certains diront que c'est ridicule de se mobiliser autant pour son pays, d'être si touché. Vous voulez que je vous dise ? La vérité, c'est que ce matin, au moment où j'ai vu la couverture du Métro Toronto qui montrait une photo de vous tous place de la République brandissant un « Not Afraid », j'ai éclaté en sanglots. Non, ça je ne l'ai pas partagé sur les réseaux sociaux. Mais je n'ai pas honte. Je suis brisée qu'une telle chose ait pu arriver dans mon pays, où nous pensions que les Droits de l'Homme étaient acquis. Mais plus que brisée, je suis bouleversée par toutes ces manifestations de compassion à Paris... mais également dans le monde entier. Je pense parler au nom de tous les Français en disant que nous sommes émus et touchés par toutes ces démonstrations : que cela parte du hashtag #JeSuisCharlie sur Twitter pour se retrouver en grand sur les écrans de Times Square, en passant par tous vos témoignages à voix haute à la télévision comme dans les journaux, ça n'a pas de prix... Et je vous en remercie.
Mais à présent, ayez conscience que cela peut arriver dans votre pays, dans votre ville, dans votre rue. C'est arrivé dans le mien. Pourquoi pas le vôtre ?
Il est vrai qu'en ce qui concerne Charlie Hebdo, ce qui est arrivé était prévisible. Nous ne pouvons pas dire que c'était quelque chose d’inattendu, sans raison, car un journal provocateur risque toujours sa peau. Cependant, lorsque cela fini par se passer, je vous assure que c'est complètement différent. Ils nous ont coupé le souffle. En tant que patrie, nous souffrons, alors essayez d'imaginer la douleur de ceux qui ont été touchés en particulier : les familles, les amis, les proches... Cela peut vous arriver, et l'ignorance ne fera qu'alourdir votre surprise et votre peine si jamais cela se passe.
Souvenez-vous de ça : la prochaine fois, ce ne sera pas Charlie Hebdo.
Pour conclure, je vais encore une fois vous dire merci. Vous qui m'avez lue jusqu'au bout, qui avez fait l'effort de vous intéresser à ce qui se passe. Vous qui m'envoyez des messages en me demandant si mes proches en France vont bien. Vous qui m'envoyez des messages depuis la France pour me dire que vous êtes fiers de moi. Vous n'imaginez même pas à quel point cela m'a bouleversée. Parce que me lever et me mobiliser pour mon pays, de là où je vis, c'était le minimum que je pouvais faire.
Nous avons eu douze morts.
Nous avons 66 millions de blessés.
Et n'oubliez pas : de la France jusqu'en Inde, du Canada jusqu'en Australie, de l'Afrique jusqu'en Chine, nous sommes tous Charlie.
« Ce soir la Turquie a revêtu un manteau blanc des flocons de neige charriés par le vent.
Ce soir la France a revêtu un manteau rouge du sang des hommes châtiés par l'ignorance.
Je suis blême de douleur.
Je suis rouge de colère.
Et dans mon sang coule de la glace.
Je suis Charlie. »
Jean Cabut, Georges Wolinski, Stéphan Charbonnier, Bernard Verlhac, Philippe Honoré, Bernard Maris, Elsa Cayat, Franck Brinsolaro, Ahmed Merabet, Frédéric Boisseau, Michel Renaud, Mustapha Ourrad.
Je suis désolée.